CENTENAIRE PIERRE DEMERS
MontrŽal, 8
novembre 2014
Allocution
de Maurice Kibler de lÕInstitut de Physique NuclŽaire de Lyon
Professeur
ŽmŽrite ˆ lÕUniversitŽ Claude Bernard Lyon 1
CÕest
un grand honneur pour moi que dÕŽvoquer quelques-unes des facettes de lÕÏuvre
du professeur Pierre Demers ˆ lÕoccasion de la cŽlŽbration de son centime
anniversaire de naissance.
Tout
dÕabord je vous souhaite un joyeux anniversaire Professeur Demers. Je voudrais
vous rendre hommage en prŽsentant certaines de vos activitŽs scientifiques
poursuivies depuis 1936, annŽe o vous obtenez une ma”trise s sciences ˆ
lÕUniversitŽ de MontrŽal aprs une licence s sciences physiques et une licence
s sciences mathŽmatiques.
Vous
intŽgrez en 1938 lÕENS (ƒcole Normale SupŽrieure) ˆ Paris puis en 1939 le
Laboratoire de synthse atomique du prestigieux Collge de France, dirigŽ par
FrŽdŽric Joliot-Curie, o vous c™toyez certaines cŽlŽbritŽs scientifiques de
lÕŽpoque comme Paul Langevin et Francis Perrin. De retour au QuŽbec, vous
travaillez pour ƒnergie atomique du Canada puis comme professeur ˆ lÕUniversitŽ
de MontrŽal o vous poursuivez des recherches sur lÕionographie corpusculaire.
En 1950, vous soutenez une thse devant la FacultŽ des sciences de Paris pour
obtenir le grade de docteur s sciences physiques. Alors lˆ on peut dire que
vous continuez ˆ frŽquenter les plus grands puisque votre jury de thse est
composŽ, entre autres, de Pierre Victor Auger et Yves Rocard. Pierre Victor
Auger, ˆ lÕŽpoque physicien atomiste et nuclŽaire spŽcialiste des rayons
cosmiques, est toujours trs connu pour ce que lÕon appelle les Žlectrons
Auger. Un autre membre de votre jury, Yves Rocard, est Žgalement un Žminent
physicien. A partir de 1950, vous poursuivez votre carrire comme
enseignant-chercheur ˆ lÕUniversitŽ de MontrŽal jusquÕen 1980. Vos activitŽs de
recherche depuis 1939 ˆ nos jours comportent plusieurs volets. JÕen Žvoquerai
seulement trois car ils me semblent former un tout.
Tout
dÕabord un volet de physique nuclŽaire centrŽ sur lÕionographie corpusculaire
basŽe sur la technique des Žmulsions photographiques pour suivre les
trajectoires de particules de haute Žnergie comme dans la dŽtection des rayons
cosmiques par exemple. Cette activitŽ, qui vous vaudra de participer aux
recherches en physique nuclŽaire dans le cadre du projet Manhattan, vous la
poursuivez jusquÕen 1974.
DŽbute
alors un second volet de vos activitŽs de recherche avec la crŽation en
collaboration avec des collgues venus dÕhorizons divers du CQC (Centre
QuŽbŽcois de la couleur). Le CQC a pour vocation de rapprocher scientifiques,
industriels, artistes et communicants autour du thme de la couleur. La
production du centre revt trois aspects : publications thŽoriques, activitŽs
expŽrimentales et modernisation de lÕenseignement de la couleur au QuŽbec.
Je ne dŽvelopperai pas plus vos activitŽs concernant la
couleur et la physique corpusculaire. DÕautres que moi lÕont fait ou le feront
ici mme. Je voudrais consacrer le reste de ce tŽmoignage ˆ vos travaux sur un
troisime volet de recherche, ˆ savoir, sur ce que vous avez appelŽ le
QuŽbŽcium dans un premier temps puis le systme du QuŽbŽcium dans un second
temps et qui concerne la classification des ŽlŽments chimiques.
En
prŽambule, je voudrais dire quÕˆ lÕheure actuelle les motivations pour des
recherches sur la classification des ŽlŽments chimiques ne sont plus les mmes
que celles qui ont prŽvalu pendant une centaine dÕannŽes aprs 1869, date ˆ
laquelle le chimiste russe Dmitri Ivanovitch Mendele•ev proposa son fameux
tableau basŽ en partie sur une certaine pŽriodicitŽ des propriŽtŽs des
ŽlŽments. Plus prŽcisŽment, Mendele•ev a dŽcouvert, en classant dans un tableau
les ŽlŽments chimiques par masse croissante avec Žventuellement quelques inversions
prŽfigurant que la bonne classification doit se faire par numŽro atomique
croissant, quÕil Žtait judicieux de ne pas remplir quelques cases de son
tableau, introduisant ainsi des cases vides correspondant ˆ des ŽlŽments dont
il pouvait prŽdire (par extrapolation) certaines propriŽtŽs, ŽlŽments qui
furent observŽs par la suite. Tout cela cÕŽtait pour la classification des
atomes. Puis on sÕest aperu que les atomes des chimistes nÕŽtaient pas des
atomes au sens de DŽmocrite (cÕest-ˆ-dire des petites billes de matire
insŽcables) puisque les atomes des chimistes sont faits dÕŽlectrons et de
noyaux. Alors, la classification des constituants de la matire a ŽvoluŽ ds
les annŽes 1930 vers la classification de particules comme lÕŽlectron, le
proton et le neutron qui sont des constituants de lÕatome. Puis vinrent les
neutrinos, les muons, les pions, les kaons, les hypŽrons, etc. Et de nouveau
lÕidŽe de Mendele•ev a ŽtŽ reprise en classant ces nouvelles particules sur la
base de leurs propriŽtŽs et en utilisant des arguments de mŽcanique quantique,
de thŽorie des champs et de thŽorie des groupes. Tout cela a donnŽ naissance ˆ
des tableaux de particules avec des cases vides et cÕest de cette manire que
lÕon a pu prŽvoir de nouvelles particules, comme par exemple la particule Ç
omŽga moins È prŽdite en 1962 et observŽe en 1964. On dispose maintenant dÕun
modle, dit modle standard de la physique des particules et de leurs
interactions, qui repose sur :
¥
12 particules ŽlŽmentaires (3 Žlectrons, 3 neutrinos, 6 quarks)
¥
12 champs responsables des interactions (4 bosons W+, W -, Z0 et
le photon pour les interactions Žlectro-faibles, 8 gluons pour les interactions
fortes)
¥
et finalement le champ de Higgs (ou boson de Higgs), observŽ au
CERN (Organisation europŽenne pour la recherche nuclŽaire) en 2012.
¥
Est-ce que le tableau pŽriodique a une fin (une question
Žgalement dÕintŽrt pour la carte des nuclŽides) ?
¥
Quelle est lÕimportance de la mŽcanique quantique relativiste
pour le tableau ?
¥
Quelle est lÕimportance de la thŽorie des groupes et/ou de la
thŽorie des corps finis pour le tableau ?
¥
Comment passer du tableau des atomes ˆ une classification des
ions, des molŽcules et des agrŽgats molŽculaires ?
¥
Des analogies dÕordre mathŽmatique existent elles entre tableau
pŽriodique et classification dÕŽlŽments relevant du biologique comme les codons
?
¥
Des arrangements ou formats nouveaux en 2 ou 3 dimensions du
tableau prŽsentent-ils un intŽrt ˆ des fins pŽdagogiques ?
¥
Que peut-on apprendre de tableaux pŽriodiques dans des univers
de dimension dÕespace diffŽrente de 3 (par exemple en dimension 2 ou 4) ?
Mais revenons ˆ nos atomes. De nos
jours des recherches sur la classification des ŽlŽments chimiques peuvent tre
motivŽes par les raisons suivantes.
CÕest ˆ certaines de ces questions que le professeur
Demers se consacre depuis une vingtaine dÕannŽes. En 1995, Monsieur Demers,
vous vous intŽressez ˆ un nouvel arrangement des ŽlŽments chimiques tout
dÕabord en 118 cases rŽparties en quatre carrŽs de 2, 16, 36 et 64 cases. Par
la suite votre modle Žvolue vers un arrangement en ellipse, puis en cercle et
de nouveau en carrŽ sous forme de matrices, arrangement comportant 120
ŽlŽments. A cette Žpoque, la case 118 de votre tableau primitif correspond ˆ un
ŽlŽment non observŽ que vous nommez QuŽbŽcium. Trois ans plus tard, en 1998,
Victor Ninov du LBNL (Laboratoire National Lawrence ˆ Berkeley) annonce la
dŽcouverte de lÕŽlŽment 118. Cependant, trois ans plus tard, en 2001, lÕŽquipe
de Jean Peter au GANIL (Grand AccŽlŽrateur dÕIons Lourds, ˆ Caen) montre que
cette dŽcouverte nÕest pas fondŽe.
QuÕen
est-il du QuŽbŽcium aujourdÕhui ? En fait, il sÕagit dÕun nouveau systme de
classification des ŽlŽments chimiques, ˆ savoir un nouvel arrangement des
ŽlŽments distinct du tableau pŽriodique de Mendele•ev. Votre systme du
QuŽbŽcium se distingue des tableaux pŽriodiques existants, tableaux pŽriodiques
que je classe en deux types :
¥
type 1 : il sÕagit des tableaux pŽriodiques construits plus ou
moins empiriquement avant Mendele•ev, par Mendele•ev et aprs Mendele•ev. Le
grand spŽcialiste de lÕhistoire du systme pŽriodique, E.G. Mazurs, dŽnombre
plusieurs centaines de tableaux de ce type en deux ou trois dimensions.
Certains de ces tableaux ont ŽtŽ rationalisŽs ˆ partir de considŽrations sur la
base de lÕancienne thŽorie des quanta, puis de la mŽcanique ondulatoire, et
enfin de la mŽcanique quantique. Celui qui fait autoritŽ de nos jours est celui
de lÕIUPAC (Union Internationale de Chimie Pure et AppliquŽe). Parmi les tableaux
de type 1, je voudrais citer celui de notre collgue quŽbŽcois Fernando Dufour
qui ds 1949 introduit un tableau ˆ trois dimensions o les ŽlŽments sont
rŽpartis sur un arbre, tableau qui de par son caractre ludique prŽsente des
vertus pŽdagogiques certaines pour lÕapprentissage de la chimie.
¥
type 2 : les tableaux pŽriodiques de type 2 prennent leur
origine dans la physique quantique et dans la thŽorie mathŽmatique des groupes
de symŽtrie. Parmi les tableaux de ce type, le plus connu est celui relatif au
groupe SO(4,2) x SU(2). Ce tableau a ŽtŽ ŽlaborŽ sur la base de travaux de A.O.
Barut en Turquie et aux ƒtats Unis (en 1972), de V.G. KonopelÕchenko, A.I. Fet,
V.M. Byakov, Y.I. Kulakov et Y.B. Rumer en Union SoviŽtique (de 1972 ˆ 1979)
et, dans une moindre mesure, par moi-mme (ˆ partir de 1988). A ce stade, il
faut dire que lÕutilisation de la thŽorie des groupes pour la classification
des ŽlŽments chimiques est largement inspirŽe de lÕintroduction des groupes de
symŽtrie en physique des particules, introduction qui dŽmarre vers 1930 et qui
culmine de nos jours avec le modle standard confirmŽ en 2012 avec la
dŽcouverte du boson de Higgs au CERN.
Il est temps maintenant de faire un lien avec le systme
du QuŽbŽcium. Pierre Demers remarque que le tableau classique de lÕIUPAC et
celui basŽ sur le groupe SO(4,2) x SU(2) ne prŽsentent pas de symŽtrie
gŽomŽtrique (exception faite de lÕaspect pŽriodique du tableau qui est une
forme de symŽtrie). En fait, les symŽtries inhŽrentes au groupe SO(4,2) x
SU(2), qui sont des symŽtries dites continues, sont cachŽes : elles ne se
manifestent pas dans le tableau, elles se manifestent dans la construction du
tableau. LÕidŽe originale de Pierre Demers est de rŽarranger tableau classique
et tableau ˆ la SO(4,2) x SU(2) en groupant certains ŽlŽments en Žquerres et en
organisant ces Žquerres en carrŽ mettant ainsi en Žvidence une symŽtrie dÕordre
4. Il introduit de ce fait une symŽtrie discrte qui nÕa rien ˆ voir avec les
symŽtries continues inhŽrentes au tableau ˆ la SO(4,2) x SU(2) et relatives aux
symŽtries dynamiques de lÕatome le plus simple, ˆ savoir, lÕatome dÕhydrogne.
Son tableau prŽsente lÕavantage dÕintŽgrer dans une gŽomŽtrie rŽgulire les 120
premiers ŽlŽments et il reflte certaines symŽtries de la rŽpartition des
Žlectrons sur les diffŽrentes couches atomiques des atomes. A c™tŽ des
avantages que prŽsente ce tableau, il faut Žvoquer certains questionnements.
Tout dÕabord le caractre pŽriodique inhŽrent au tableau de lÕIUPAC et ˆ celui
ˆ la SO(4,2) x SU(2) et Žgalement ˆ celui de Fernando Dufour est beaucoup moins
apparent dans le tableau du QuŽbŽcium. Ensuite, on peut se demander quelle est
la structure mathŽmatique qui est ˆ lÕorigine de ce dernier tableau ? La
thŽorie des groupes de symŽtrie (groupes finis et/ou groupes de Lie) et/ou la
thŽorie des corps finis, appelŽs aussi corps de Galois, jouent-elles un r™le
dans le systme du QuŽbŽcium ? Dans cette veine, il faut signaler que les corps
de Galois (du nom du mathŽmaticien franais ƒvariste Galois) sont trs liŽs ˆ
la thŽorie des nombres premiers. Les liens ŽvoquŽs par Pierre Demers entre
nombres premiers et le systme du QuŽbŽcium peuvent-ils tre rationalisŽs sur
la base de la thŽorie des corps finis ?
Mais
il nÕy a pas de fin pour la science. Elle ne sÕarrte jamais. Le systme du
QuŽbŽcium devrait susciter de nouvelles recherches. Monsieur Demers, vous avez
esquissŽ vous-mme ses potentialitŽs pour dŽcouvrir des rŽgularitŽs en
biochimie, gŽnŽtique et anatomie. Il y a lˆ des perspectives nouvelles quÕil conviendrait
dÕŽtayer par des modles physiques et biophysiques ainsi que par la mise
en Žvidence de structures mathŽmatiques comme cela a dŽjˆ ŽtŽ fait pour les
codons.
Je viens de faire un survol trop succinct des activitŽs
du Professeur Demers. Il faudrait aussi mentionner ses essais concernant
dÕautres champs disciplinaires (comme lÕastronomie, la biologie et la
palŽontologie) et, surtout, son r™le majeur dans la crŽation du CEPQ (Centre
dÕŽtudes prospectives du QuŽbec) et de la LISULF (Ligue internationale des
scientifiques pour lÕusage de la langue franaise).
Le
professeur Demers occupe une place unique dans la classification des
scientifiques, place unique de par lÕŽtendue de ses connaissances, sa soif
dÕexpliquer, lÕaspect multidisciplinaire de ses recherches et ses actions
dÕhomme pour une sociŽtŽ en progrs. Ce penseur, scientifique et communiquant
toujours soucieux, dans une libertŽ dÕexpression qui le caractŽrise, de nous
faire partager son enthousiasme et son Žmerveillement pour la science et la
culture est un exemple pour chacune et chacun dÕentre nous.
Je vous remercie pour votre attention.