|
Le faux hommage ý Pierre Nadeau
Denise Bombardier
Le samedi 06 octobre 2001
Que l'on ne s'y trompe pas. Le trËs cher Pierre Nadeau mÈrite
tous les compliments que lui ont faits ses laudateurs au cours du Gala
des prix GÈmeaux, dimanche dernier, alors qu'on l'honorait. Une
rÈtrospective de son travail nous a fait redÈcouvrir, si besoin Ètait,
l'ampleur de son expÈrience journalistique. Pierre Nadeau fut tour ý tour
un grand reporter plus qu'audacieux, un correspondant de classe, un
intervieweur redoutable et un animateur dont la notoriÈtÈ le disputait en
crÈdibilitÈ. Et cela, avec une ÈlÈgance ý la fois physique et langagiËre
dont on devrait prendre exemple. Dimanche dernier, donc, cet homme
timide, emportÈ par l'Èmotion au moment de prendre la parole, en a mÍme
perdu le fil de sa pensÈe, un trait qui ne l'a jamais caractÈrisÈ. Dans
la salle, plusieurs ont versÈ une larme. On aurait souhaitÈ que ce fut
pour une autre raison.
Car il y a de quoi pleurer ý voir avec
quelle lÈgËretÈ notre sociÈtÈ laisse partir tant de talent, d'expÈrience
et de mÈmoire. En ces temps sombres et difficiles o˜ les mÈdias jouent un
rÙle crucial, que fait un homme comme Pierre Nadeau, lui qui a parcouru
tous ces pays sur lesquels les jeunes journalistes s'empressent de lire
en vitesse l'ABC de la gÈopolitique? Il est spectateur, chez lui dans son
salon, piaffant secrËtement, mais cela, il ne l'avouera jamais. Quelle
tristesse, malgrÈ l'hommage, que de voir Peter Jennings, chef d'antenne
en pleine gloire au rÈseau ABC, qui a dominÈ de son talent maÓtrisÈ et
rassurant la ´couvertureª des jours tragiques de son pays d'adoption,
vanter les qualitÈs de son ami aujourd'hui hors circuit. Deux hommes
douÈs, avec une expÈrience Èquivalente sur le plan international et du
mÍme ’ge. Or le Canadien devenu AmÈricain est au sommet de son mÈtier, et
le QuÈbÈcois, lui, est en quelque sorte considÈrÈ ý l'imparfait.
D'ailleurs, il est ý noter que tous les chefs d'antenne des grands
rÈseaux amÈricains ont atteint ce que l'on considËre chez nous une tare,
l'’ge canonique.
Le prÈsident de CBS News expliquait un jour la
pertinence de garder ý l'antenne le prÈsentateur mythique Walter
Cronkite, alors ’gÈ de plus de 70 ans, en faisant observer que les
tÈlÈspectateurs ne souhaitent pas se faire annoncer et expliquer des
tragÈdies par un jeunet (´by a kidª). Il est des heures dans l'histoire
o˜ l'expÈrience, la maturitÈ, la force tranquille et la compÈtence sont
requises. L'Europe a toujours compris cela. Les Štats-Unis aussi, ce pays
o˜ le dynamisme n'est pas considÈrÈ comme l'apanage des seuls jeunes.
La semaine derniËre, je me suis Ègalement retrouvÈe dans une
confÈrence, entourÈe de mÈdecins, fin cinquantaine, dÈbut soixantaine,
tous retraitÈs. Ces neurochirurgiens, chirurgiens cardiaques,
internistes, gastro-entÈrologues et pÈdo-neurologues s'occupent de leur
jardin, assistent ý des concerts, observent la Voie lactÈe, font du
jogging, jouent au tennis. Ils affirment Ítre heureux mais n'ont de cesse
de parler de leur mÈtier, des patients, et de s'inquiÈter du systËme de
santÈ en pÈril. Ils ont choisi la retraite, bien sšr, mais n'a-t-on pas
tout fait pour les y inciter, et de la faÁon la plus sournoise, souvent
en les piÈgeant dans leur pratique quotidienne? Ces mÈdecins, savants,
expÈrimentÈs, passionnÈs par leur science, ne seraient-ils pas de bon
conseil auprËs des jeunes praticiens, ne pourraient-ils pas contribuer ý
freiner la dÈtÈrioration du systËme par une prÈsence Èpisodique dans les
hÙpitaux, ne serait-ce qu'ý titre de consultants? Leur science, leur
expÈrience, la sociÈtÈ n'en a que faire. Alors, ils s'occupent de leurs
plates-bandes, soignent les bobos de leurs petits-enfants et
entretiennent leur rÈseau personnel de docteurs spÈcialistes au cas o˜
eux-mÍmes ou leurs proches en auraient besoin.
Et que dire des
infirmiËres prÈmaturÈment retraitÈes ý cause de la diligence passÈe du
gouvernement? Toutes ces femmes qui sont parties avec un savoir
infiniment plus imposant que la somme d'argent qu'on leur a cÈdÈe pour
qu'elles dÈbarrassent les lieux, a-t-on ÈvaluÈ l'impact de leur
dÈcapitation dans les hÙpitaux? Et que font dÈsormais ces ex-infirmiËres
cinquantenaires? Elles lisent, elles voyagent, elles s'occupent de leurs
chiens et chats, elles jardinent aussi. C'est fou comme les retraitÈs des
services de santÈ retournent ý la terre et aux animaux. L'une d'elles,
spÈcialisÈe en salle d'opÈration, s'active aujourd'hui en donnant deux
injections d'insuline par jour au chat diabÈtique de sa soeur (Áa ne
s'invente pas). Heureux chat privilÈgiÈ, qui reÁoit ses soins ý
domicile.
Le QuÈbec, contrairement ý d'autres sociÈtÈs, prÈfËre
le changement ý tout autre mouvement. ´On l'a assez vuª est un de nos
slogans prÈfÈrÈs. On devrait l'inscrire en lieu et place du ´Je me
souviensª sur nos plaques minÈralogiques. On annoncerait plus honnÍtement
la couleur de notre identitÈ collective.
denbombardier@earthlink.net
|
|